Depuis plus d’une décennie maintenant, à mesure que progresse la recherche sur l’intelligence artificielle, se pose la question de son usage à des fins de maintien de l’ordre public. Si certains pays ont d’ores et déjà sauté le pas (en Asie notamment), en France, l’usage de l’intelligence artificielle à des fins de maintien de l’ordre progresse déjà plus lentement, mais non moins sûrement.
L’explosion du climat social, la recrudescence des manifestations violentes occasionnant de la casse importante dans les centres-villes de nos métropoles, leur caractère de plus en plus incontrôlable et imprévisible, couplé à l’essor des réseaux sociaux, rendant difficile l’appréhension en amont des auteurs de ces nuisances, poussent le système à recourir de plus en plus souvent à l’intelligence artificielle. L’épisode de la dégradation de l’Arc de Triomphe le 2 décembre 2018 au moment des Gilets Jaunes ayant paraît-il été vécu comme un camouflet en interne, les autorités, vraisemblablement débordées, ayant essuyé de nombreuses critiques par la suite.
Alors que se joue en sous-main ou sur les plateaux télés un bras de fer entre certains élus (qu’ils soient partisans du laxisme ou au contraire de la répression) et l’appareil sécuritaire du système, d’aucuns prônent le recours systématique à l’intelligence artificielle pour exploiter les données de la vidéosurveillance des transports en commun franciliens. Ceci bien sûr avant les élections, alors que le climat sécuritaire déjà pourri empire encore, afin de pouvoir lutter plus efficacement contre la délinquance et la criminalité. Pour rappel, depuis le début de l’année, l’intelligence artificielle est déjà utilisée dans les transports en commun franciliens pour contrôler le port du masque.
Confier à l’intelligence artificielle l’exploitation des images de la vidéosurveillance, c’est planter une banderille de plus dans le dos de l’anonymat. Demain dans les transports, après-demain dans la rue. La surveillance des télécommunications et des réseaux sociaux ne suffit plus. Alors, derrière le prétexte de la sécurité du quotidien, on va déployer l’intelligence artificielle, alors que l’objectif n’est autre que de tuer dans l’œuf tout mouvement contestataire susceptible de provoquer des émeutes et de la casse. La lutte contre l’insécurité n’est évidemment qu’un prétexte accessoire, bien utile avant les élections, savamment colporté par les médias. Ils veulent faire plier ceux qui refusent de courber l’échine, en usant au besoin du vocable de la nécessité impérieuse de maintenir l’ordre public. Le système ne maintient pas l’ordre public : il administre le chaos. En étant fort avec les faibles, et faible avec les forts.
Le système libéral mondialisé, par la voix de ses élus, qui partout détricotent le code du travail et combattent inlassablement les acquis sociaux, réduisant l’homme à un individu déraciné, atone, amorphe, interchangeable, simplement bon à consommer, paupérisé, est précisément celui-là même qui provoque l’explosion sociale qui point par intermittence, mais de plus en plus régulièrement. Ainsi, le système joue une fois de plus au pompier pyromane, essayant d’éteindre l’incendie social avec de l’essence. Pour reprendre le mot de Bossuet, il déplore les effets dont il chérit pourtant les causes (puisqu’il est évidemment à l’origine desdites causes).Car, ne nous berçons pas d’illusions, il n’y a pas de raisons que ce qui se passe déjà ailleurs n’arrive pas demain chez nous. Il y a quelques années, une connaissance ayant vécu à Singapour me racontait qu’un étudiant français en échange là-bas, et qu’il connaissait, avait ramassé par terre un billet de 10 ou 20 dollars locaux, et qu’il avait été arrêté chez lui le lendemain et condamné à trois mois de prison car il n’avait pas ramené l’argent à la police, bien que la somme soit dérisoire. Son faciès avait été scanné à son arrivée à l’aéroport, et une caméra de vidéosurveillance avait fait le lien, ce qui avait précipité son arrestation. Cela se passe déjà à l’autre bout du monde, cela arrivera demain chez nous. Et il serait bien naïf et illusoire de penser que la Commission Nationale Informatique & Libertés (CNIL) ou le Règlement Général de Protection des Données (RGPD) nous protègerons. Ces garde-fous tomberont tôt ou tard devant l’ampleur des enjeux financiers.
L’utilisation de l’intelligence artificielle pour la surveillance dans les transports pose d’ailleurs d’autres défis : qui gèrera ces données (voix, reconnaissance faciale) ? La sûreté ferroviaire ? La police ? Un centre dédié où coopèreront plusieurs entités ? Toujours est-il que la question est secondaire dans la mesure où une perspective plus grave encore planera sur ces données : la privatisation et leur utilisation à des fins purement commerciales. Puisque certains secteurs des transports en commun franciliens seront privatisés très bientôt, et que le reste suivra probablement dans un avenir plus lointain, à qui seront confiées les données une fois l’exploitation des lignes confiée à des opérateurs privés ? Certaines start-ups se frottent déjà les mains en attendant de se positionner sur les appels d’offres…Contrairement aux droitards lambdas obsédés par la sécurité et l’ordre public, réclamant à cor et à cri plus de moyens pour le maintien de l’ordre et une politique du tout sécuritaire, nous faisons le choix de la liberté et de l’anonymat. Nous refusons ce monde paradoxal. Ce monde où l’individualisme règnerait en maître après que le système eut aboli toutes les communautés, mais où le système saurait tout sur chacun, pouvant par là-même contrôler indirectement des individus déracinés et interchangeables. Ce monde où chacun vivrait sa petite vie bien rangée sous l’œil malveillant de Big Brother. Nous ne voulons pas de ce monde-là. Nous refusons de tomber dans le piège que nous tend le système : plus de flicage et de répression pour éteindre l’incendie social qu’il a lui-même déclenché et attisé. Pour, au final, anéantir l’individu, et le réduire à un simple consommateur qui la met en veilleuse et qui obéit.
Voilà le paradoxe : le système réduit l’homme à un individu sans relief, interchangeable, simple consommateur, dépersonnalisé, anonyme, tout en lui interdisant l’anonymat par le flicage.
Bref, restons vigilants, car si ça se trouve, demain, une fois la pandémie passée, le port du masque restera le dernier moyen légal d’échapper à la reconnaissance faciale… avant que le système ne l’interdise ! (on n’est plus à une absurdité près, après tout !)
Commentaires récents