Commémorer vient du latin commemorare, de memorare qui signifie « rappeler ».A l’ère du foisonnement de célébrations, d’anniversaires, de dates mémorables et d’une inflation commémorative, revenons sur la signification de ce que veut dire commémorer.

La commémoration s’occupe du collectif plutôt que de l’individuel, elle renvoie au terme de mémoire et à un ensemble de fonctions psychiques de conservation d’informations passées. Elle est liée aux notions d’apprentissage et d’oubli, de choix et de sélection où les silences sont révélateurs. La commémoration s’ancre avec l’organisation de cérémonies institutionnalisées et ritualisées sur le mode symbolique dont les codes permettent de rendre hommage. La commémoration publique relève d’une stratégie consciente et organisée, elle a une fonction cathartique et prendre parfois un caractère obsessionnel qui questionne sur les abus de l’usage de la commémoration.

A l’origine, la mémoire médiévale en Occident est populaire et échappe à tout contrôle contrairement à la mémoire collective. D’origine religieuse, le mot latin commemoratio est utilisé au Moyen Âge pour désigner l’évocation des défunts, en particulier des saints. La religion a ainsi un rôle de transmission et d’enseignement de la mémoire. On assiste plus tard à une institutionnalisation de la mémoire avec la création d’instituts nationaux spécialisés (Ecole nationale des chartes, bibliothèque, archives) que l’Etat prend en charge via des politiques mémorielles ayant pour but de mettre en place une histoire officielle.

Le traitement de la mémoire a évolué au cours du temps. La mémoire répondait d’abord à des intérêts identité collective fondée sur des mythes, sur une généalogie. Le passage de l’oralité à l’écriture permet l’essor de la commémoration (notamment par l’épigraphie) et modifie le type de mémoire mise en œuvre : d’un mnémons dans l’Antiquité (personne gardienne de la mémoire) qui divinise la mémoire, on fait aujourd’hui de la mémoire une sagesse. Aristote distingue ainsi la ‘mémoire’ (conservation du passé) de la ‘réminiscence’ (rappel volontaire du passé) placé dans le domaine de la rhétorique. Des supports spécialisés sont destinés à la mémoire et permettent sa diffusion par l’écriture et l’urbanisme notamment (monuments aux morts, manuels scolaires). L’écriture de mémoires comme genre littéraire est par exemple un élément constitutif de la littérature médiévale. L’imprimerie a permis une large diffusion des savoirs et une expansion de la mémoire : les journées révolutionnaires sont commémorées et, avec le courant de la poésie romantique, la commémoration rime avec imagination et se tourne vers l’hommage aux morts. Les encyclopédies témoignent de la volonté de rassembler tous les savoirs, y compris les mémoires, et l’invention de la photographie constitue également un nouveau bouleversement pour la conservation de la mémoire (portraitistes, archives familiales).

Aujourd’hui nous assistons aux bouleversements contemporains de la mémoire avec la mémoire électronique illimitée, la mémoire biologique, la mémoire sociale, … L’interdisciplinarité se développe ainsi que la méta histoire (l’histoire de l’histoire) qui aboutit à une manipulation par la mémoire collective.

La mémoire est aujourd’hui un enjeu : outil de domination, de manipulation, d’asservissement, elle est liée aux classes sociales. Ses archives sont contrôlées et les versions officielles sont largement relayées par les médias comme outil de propagation. Une industrie se crée autour de la commémoration : objet, presse, … elle est rattrapée par le capitalisme. Le rapport au passé est utilitariste et il n’est sauvé que s’il est au profit du présent et de l’avenir. La tendance à la fascination de l’avenir qui insère l’histoire dans le futur (futurologie) en tant qu’il attire l’homme en quête de son identité et le passé en tant qu’il attire l’homme en quête de ses racines. Le passé peut aider à prévoir et à préparer le futur et il existe un nouveau rapport passé/présent, qui inclut cette fascination du futur. Toute politique mémorielle est sélective et n’est donc pas neutre. La commémoration vue comme purement pédagogique est une illusion ainsi le caractère glorieux ou tragique des évènements passés est souvent exacerbé afin d’attirer le chaland.

Rentre ainsi en jeu la notion de sacralisation et la volonté d’élever en exemple ou au contraire de passer sous silence les événements et personnages historiques. Face à la perte d’unité nationale, la volonté illusoire de rassembler par la commémoration est vue comme un possible remède. Vecteur identitaire, elle s’inscrit dans une stratégie qui peut être de culpabilisation avec la fameuse notion de repentance. Les commémorations officielles font souvent l’objet de discussions, de commentaires et de débat sur leur déroulement, le choix des dates et des symboles. A cela s’oppose parfois des contre-commémorations ou des commémorations spontanées, non officielles, communautaires versant parfois dans la concurrence victimaire.

La modernité se caractérise par une hantise du passé : la pensée collective est tournée vers le passé dans un rapport nostalgique, avec par exemple l’industrie nostalgique (mode rétro, goût pour l’archéologie, notion de « patrimoine »), l’individualisme conduit à l’exacerbation de l’histoire individuelle en tant qu’elle est enfouie par un passé éloigné : l’enfance (la psychanalyse, Proust, Bergson, Freud).

Il convient de se méfier de l’histoire positiviste qui immobilise l’histoire dans une certaine version des faits sans les relire à la lumière des progrès de l’historiographie et enfermant parfois dans des poncifs selon la formule de Montaigne « Il y a des choses que tout le monde dit parce qu’elles ont été dites une fois ». L’histoire au présent doit avoir une attitude scientifique ayant le soucis de l’objectivité. Loin de le nier, il apparaît nécessaire de relire le passé et la lecture que nous en avons, celle-ci pouvant être remise en cause par les progrès de l’historiographie. Et loin de l’oblitérer, de s’en servir pour rendre compte des évènements présents et en tirer les leçons, enseignements.

Connaissons notre histoire, intéressons-nous à notre passé et ne soyons pas dupe de ses utilisations à des fins politiques sous couvert d’une soi-disant objectivité historique.