Tiqqun est une revue philosophique française apparue à la fin du XXème siècle qui se donnait pour but de « recréer les conditions d’une autre communauté ». Proche des théories situationnistes, anarchistes et autonomistes, Tiqqun a officiellement disparu depuis 2001 mais il semble peu hasardeux d’affirmer que ce collectif anonyme est le grand frère du Comité Invisible, autre collectif anonyme toujours actif.

Paru en 2009, Contribution à la guerre en cours est un recueil de plusieurs textes de Tiqqun. L’objet principal de l’ouvrage est de nous faire comprendre la nature inédite du système de domination dans lequel nous nous trouvons, et qui demeure imperceptible pour la plupart des occidentaux formatés par le schéma de l’autorité personnifiée, et d’apprendre à s’y soustraire. Ainsi que le précise la quatrième de couverture : « Nul n’a songé à flatter Tiqqun – et surtout pas ses propres partisans – d’avoir saisi avec une si prémonitoire lucidité la physionomie de ce temps, ses lignes de force et ses points de faiblesse ».

Le point de départ est que tout homme n’a, au stade initial de toute société, que des « amis » ou des « ennemis » selon qu’autrui va dans le sens de ma ligne de vie ou s’y oppose. L’intensité de ces deux options varie bien entendu avec tous les dégradés possibles : amour, amitié, concurrence, haine, … La neutralité, l’indifférence, n’existe pas, ou seulement temporairement, le temps de se faire une idée de celui qui se trouve en face de moi et de le classer dans une des deux catégories. Dans cette société, la guerre, entendue au sens large et avec tous les dégradés possibles, est l’état normal des choses et les périodes de paix sont l’exception.

L’État moderne, par exemple après les Guerres de religion en Europe au XVIème siècle, apparaît comme un arbitre neutre pour stopper les guerres et déploie pour cela la « sphère publique » et la « sphère privée ». Dans la première il faut adopter une attitude neutre et policée permettant la cohabitation de tous. Dans la seconde je peux rester catholique, protestant, sadomasochiste ou anarchiste, pourvu que cela ne déborde pas de l’espace autorisé. La dichotomie créée ainsi en chaque être vient l’aseptiser. Je peux être sans agir, ou agir sans être mais pas les deux en même temps ! La condition du maintien de la paix devient pour l’État moderne de sans cesse faire avancer la « sphère publique » au détriment de la « sphère privée » afin de la surveiller et de s’assurer que ne renaisse pas en elle une forme de vie capable de relancer la guerre et de lui ôter son monopole. Le déploiement de la « sphère publique » va de pair avec celui de l’économie et de la société contractuelle qui permet aux individus intégrés dans le système d’échanger de manière unique, artificielle et neutre. Mais l’État moderne porte en lui sa propre impossibilité : une fois que la « sphère publique » a mangé toute la « sphère privée », notamment avec l’État providence qui gère le citoyen du berceau au cercueil, l’État moderne est devenu un acteur subjectif (donc non neutre) prenant position sur tous les sujets de la vie courante, créant de l’animosité à son endroit à chaque décision ou réforme. Il devient ainsi un obstacle à la pacification. Devenu encombrant, l’État moderne se retire progressivement de la « sphère publique » pour laisser la place à l’Empire.

L’Empire est le système de domination dans lequel nous nous trouvons. Les dispositifs mis en place par l’État moderne subsistent sans lui et se perfectionnent de manière autonome :

– La « Loi » est devenue la « Norme » : elle n’est plus fixe mais fluctue en fonction des parties de la société à pacifier ou à soumettre.- La « Police » est devenue le « Biopouvoir », elle n’est plus étrangère à la population mais chaque citoyen de l’Empire est un relais du pouvoir chargé d’intégrer la norme et de la diffuser autour de lui.

– La « Publicité » (comprendre la propagande) est devenue le « Spectacle » qui n’impose plus un modèle auquel nous devrions adhérer pour faire partie de l’Empire mais met en scène nos particularismes aseptisés afin que nous ayons l’illusion d’être nous-mêmes.

– La souveraineté n’y est plus personnelle comme dans l’État moderne, le trône reste vide face au peuple qui ne sait plus vers qui diriger sa colère. Du président du conseil des actionnaires de n’importe quelle multinationale, au Directeur du Forum Économique Mondial nul n’est irremplaçable. Seul compte le développement et le perfectionnement continu du dispositif : l’entreprise, le marché, … A la question « Mais qui ? », l’Empire répond au peuple, aussi aveugle que le cyclope Polyphème, « mon nom est Personne ».

Cette domination par l’absence n’est interrompue que lorsque l’Empire doit intervenir directement sur des citoyens défaillants ou en insurrection. A cette occasion les vieux dispositifs « Police », « Loi » et « Publicité » sont remis en place le temps de gérer la « crise ».

Comment faire ? L’Empire est la suprématie de la « sphère publique », l’omniprésence de la neutralité : « Il suffit de si peu de chose pour être identifié par les citoyens anémiés de l’Empire comme un suspect, comme un dividu à risque. Un marchandage permanent se joue pour que nous renoncions à cette intimité avec nous-mêmes dont on nous fait tant grief. Et en effet, nous ne tiendrons pas toujours ainsi, dans cette position déchirée de déserteur intérieur, d’étranger apatride, d’hostis trop soigneusement masqué ». Pour sortir de ce système de domination l’insurrection doit devenir la seule chose que l’Empire ne peut pas être : une polarisation éthique qui oblige chacun à prendre parti. Anéantir la dichotomie « sphère publique », « sphère privée », réduire le champ de la neutralité : un flic qui refuse d’arrêter un membre de sa famille, un ami fortuné qui vous fait un crédit sans intérêt basé sur la confiance, des camarades qui retapent votre maison « au black » ou contre un autre service, … et à l’inverse la volonté de tricher, voler, frauder, en faire le minimum face à tous les dispositifs qui ne sont personne et auxquels je ne dois rien : l’entreprise anonyme, les transports en commun, le supermarché, l’impôt, … Autrement dit, c’est en étendant partout, et sur tous les domaines, l’amitié et l’inimité que nous mettrons fin au règne de la neutralité imposée par l’Empire. C’est ça le processus du Tiqqun.