Si ce titre de l’ouvrage d’Yves Lacoste était destiné d’abord à dénoncer l’usage de la géographie à des fins militaires, il peut nous servir de mantra pour une nouvelle forme de combat, cette fois contre le capitalisme. C’est précisément ce que cherche à montrer Renaud Duterme dans son Petit manuel pour une géographie de combat. Si les origines du capitalisme dans l’histoire sont largement connues et documentées, on s’intéresse peu aux fondements géographiques du capitalisme. Pourtant, se pencher sur les relations entretenues par le capitalisme avec les territoires, et ce à toutes les échelles (du local au global) est nécessaire pour avoir une approche actualisée et approfondie du phénomène et pouvoir construire une réponse ancrée et réaliste.

Revenant tout d’abord rapidement sur les origines du capitalisme (Grandes découvertes, colonialisme, conquêtes maritimes), l’auteur s’attarde surtout à démontrer que le capitalisme a besoin de nouveaux espaces de conquête pour se perpétrer. Par exemple, les pays européens ont réussi à s’imposer économiquement parce qu’ils ont réussi à étendre leur influence sur de nouveaux territoires par les conquêtes coloniales. D’une autre manière au début du XXe, les Etats-Unis ont compris l’importance de maîtriser les espaces maritimes lointains et les corridors mondiaux (canal de Panama) pour s’affirmer comme puissance économique. Pour se maintenir et se développer, le capitalisme a besoin de nouveaux territoires. Ces territoires alors soumis à la logique marchande du libre-échange et de la concurrence, sont nécessaires pour que le système capitaliste survive à sa logique de crises successives. En effet, pas de capitalisme sans une instabilité perpétuelle incarnée dans la succession de « crises ».

Prenons un exemple parlant, la diffusion du capitalisme en Asie avec le Japon (théorie du « vol d’oie sauvage » d’Akamatsu). Dans l’après-guerre, le Japon s’industrialise, tout en se spécialisant progressivement, ce qui entraîne une montée en gamme (textiles et chaussures dans les années 1950, sidérurgie et métallurgie dans les années 1960, construction navale et automobile en 1970, robotique en 1980 etc). Cette montée en gamme entraîne des coûts, notamment de main d’œuvre, pour les produits moins spécialisés et bas de gamme, amenant les entreprises à délocaliser, et donc à chercher des territoires où les coûts seront moindres. Ainsi, le textile est délocalisé en Corée, puis en Chine, puis au Cambodge par exemple, diffusant en même temps le capitalisme.

On comprend ainsi comment le capitalisme a besoin de s’étendre spatialement précisément à cause de sa logique concurrentielle. C’est pourquoi aujourd’hui nous nous retrouvons véritablement dans une économique capitaliste planétaire, et que la tension monte aussi de plus en plus car l’espace disponible est toujours plus limité. Les nouveaux modes de transports et de communication renforcent cette logique, servant les acteurs économiques dont le monde est devenu un terrain de compétition où l’hypermobilité est de mise. On assiste à une lutte des territoires à l’échelle mondiale pour attirer les capitaux.

Ce processus de compétitivité des territoires renforce les inégalités à l’échelle mondiale, mais aussi à l’échelle nationale et locale. Ainsi, les territoires les plus intégrés dans le processus, sont aussi ceux que l’on vend et promeut (grandes métropoles mondiales) et qui deviennent les plus riches, au détriment d’autres territoires délaissés par les logiques capitalistes (espaces anciennement industrialisés, espaces ruraux, montagneux). Du côté des territoires délaissés, apparaît parfois un nouveau sentiment d’appartenance, social et territoriale, lié au sentiment d’abandon et de délaissement face à la mondialisation. La France périphérique de Guilluy et les Gilets Jaunes en sont un exemple parlant.

Vient alors une question : « Que faire ? ». N’oublions pas que le capitalisme se nourrit de l’instabilité, des crises et des catastrophes. Ces crises actuelles et futures servent (on le voit bien) et vont servir d’alibi aux dirigeants et aux grandes firmes pour perpétuer leur mainmise. La géographie peut alors nous aider à comprendre davantage comment le capitalisme et la mondialisation fonctionnent de concert, et comment, en s’appuyant sur les territoires, on peut trouver des moyens de lutte : Face à l’hypermobilité, réinvestir les territoires abandonnés et s’enraciner, sortir des logiques de libre-échange et de concurrence, mettre l’accent sur une décroissance et une production raisonnée, avec au cœur l’autonomie et l’autogestion des territoires : l’autogestion par un pouvoir de décision et une véritable autonomie du village, de la ville, de la région pour gérer tout un ensemble de domaines touchant en quotidien. Mais cette autonomie ne peut s’atteindre sans une lutte pour des changements globaux : la lutte contre les forces multinationales dans l’alimentaire, les grands fournisseurs privés d’énergie, la lute contre l’idéologie consumériste et l’homogénéisation de la culture pour l’autonomie culturelle. Finalement le combat pour l’autonomie locale et territoriale, en soutenant les habitants qui font vivre leur lieu, tout en remettant en cause la mainmise du marché sur l’ensemble de la société. Et pour ce combat, la géographie offre des clefs qu’il ne tient qu’à nous de saisir.