Artiste et poète anglais de la seconde moitié du XIXe siècle, William Morris est avant tout connu aujourd’hui pour être le précurseur du design. Il fut à l’origine, vers 1870, du mouvements des *Arts and Crafts *dont l’objectif était de permettre aux artisans de retrouver leur rôle ancestral d’artiste décorateur face à la société industrielle marchande qui les considérait comme de simples maillons de la chaîne de production capitaliste. C’est pourquoi, en parallèle de sa pensée artistique, il eut à cœur de dénoncer les abus de la société industrielle et notamment sa recherche effrénée du profit qui accentue toujours plus le fossé entre les classes et transforme la vie des ouvriers en désert d’ignorance et de misère : « j’éprouve un sentiment de honte pour mon semblable civilisé de la bourgeoisie, qui ne se soucie pas de la qualité des marchandises qu’il vend, mais s’inquiète des profits qu’il peut en tirer ».

Comme il l’a souvent déclaré ironiquement, c’est d’abord parce qu’il était vieux jeu et conservateur que William Morris dénonça la société industrielle de son temps et finit par rejoindre le mouvement ouvrier organisé. Dans une conférence de 1880, il s’élève ainsi contre la prétention civilisatrice du colonialisme anglais :

« Depuis que j’ai entendu parler de vin fabriqué sans jus de raisin, de couteaux dont la lame se tord ou se casse dès que vous tentez de couper quelque chose de plus dur que du beurre, et de tant d’autres mirifiques prodiges du commerce actuel, je commence à me demander si la civilisation n’a pas atteint un point de falsification tel que son expansion ne mérite plus d’être soutenue ».

Cette critique du monde capitaliste, comme civilisation de la falsification, restera le fil directeur de la pensée morrissienne. Sa conversion au socialisme ne fera cependant jamais de Morris un matérialiste étroit ni un adorateur des forces productives. Au contraire de nombreux révolutionnaires de son temps qui cherchaient à accomplir les « promesses de l’industrie », il remit en question les finalités mêmes de la production matérielle. Il ne crut jamais au potentiel émancipateur du développement industriel. Comme l’écrit Victor Dupont, son biographe et traducteur, « sa haine de la civilisation moderne industrielle et capitaliste était telle qu’il ne concevait pas d’autres issues ni solution valable que la destruction totale du système par la révolte générale de ses principales victimes, c’est-à-dire la révolution prolétarienne. »

Sa conception de la révolution est ancrée dans une reconnaissance des capacités des êtres humains à façonner leur avenir. L’homme n’est pas l’objet des desseins aveugle d’une parodie laïque de la Providence chrétienne. Le rôle d’un mouvement révolutionnaire n’est pas la soumission au sens de l’Histoire, mais la construction consciente des conditions de l’émancipation.

On a pu reprocher à William Morris d’être un utopiste, et certains directeurs de la révolution moqueront son médiévalisme, son souci de défendre le beau et les plaisirs forcément « réactionnaires » de la vie campagnarde. A lire ses conférences et son utopie Les Nouvelles de Nulle part, on constate qu’il annonce souvent la critique écologiste de la croissance industrielle.

Précurseur, Morris dénonce la soumission aux logiques de la machine, l’artificialisation du monde et l’idéologie productiviste. Il conteste ainsi les bases même de civilisation capitaliste, ses valeurs toutes matérielles et son culte du confort :

« Certaines personnes pensent que ces conforts-là constituent l’essence même de la civilisation et que leur jouissance est ce qui sépare cette civilisation de la barbarie. S’il en est ainsi, adieu mes espoirs ! Je pensais que la civilisation signifiait conquête de la paix, de l’ordre et de la liberté, bonne entente entre les hommes, amour de la vérité et haine de l’injustice, en résumé une bonne vie nourrie de ces valeurs, libérée de la lâcheté et de la peur, mais riche en événements. Voilà comment je définis la civilisation et non par l’accumulation de sièges rembourrés et de coussins, de tapis et de gaz de ville, de viandes délicates et de boissons fines et, enfin, par des différences de plus en plus aiguës entre les classes ».

Morris, comme plus tard George Orwell, ne sépare jamais la critique socialiste d’un souci d’élévation morale et d’une recherche de la « vie bonne ». Il est socialiste non parce qu’il rêverait d’une fin de l’histoire où s’établirait une société d’oisifs gravés par les produits de l’industrie, mais pour fonder une communauté d’hommes libres, responsables et créateurs de richesses durables.

Dans les Nouvelles de Nulle part, son roman utopique écrit en 1890, il imagine une société de petits producteurs, où s’est réalisée l’union de l’art et de la vie, du travail et du plaisir, dans une société moléculaire fondée sur des coordinations locales de travailleurs. Les rivières ont été nettoyées et les grandes métropoles sont redevenues des villes à la mesure de l’homme.

Mort en 1896, William Morris est redécouvert aujourd’hui par le mouvement de la décroissance et de l’écologie radicale.

Son archéo-futurisme, où la critique sociale n’exclut pas la fidélité au passé, reste précieuse pour qui cherche à construire de vraies alternatives.