Tout est parti d’un constat simple. Dans un petit hameau de la Creuse, comptant à l’année une cinquantaine d’habitants, au cours d’un repas partagé cet été, les habitants se sont rendus compte que, malgré la longue tradition d’élevage de la région, ils n’avaient plus de lait frais. Les fermes du coin, n’étant plus rentables, saignées à blanc par la grande distribution, n’avaient pas été reprises par la génération suivante, et certaines avaient été rachetées à bas prix par des Parisiens en quête de résidence secondaire.
Forts de ce constat, quelques habitants motivés ont lancé l’idée, pas forcément très sérieusement au début, de se cotiser à plusieurs pour faire l’acquisition d’une vache et avoir du lait frais. Et puis, l’idée a fait son chemin. Plusieurs habitants se sont rassemblés autour d’un ouvrier agricole en retraite. Une association est montée, à laquelle adhèrent tous les habitants du hameau ou presque. Douze personnes mettent la main au portefeuille pour acquérir la vache, de race jersiaise. Toute une organisation est mise en place afin de définir qui est de traite quel jour, l’animal devant être trait matin et soir.
La vache produit 8 litres le matin et 5 le soir, soit 13 litres par jour, ce qui par semaine fait une production de 65 litres de lait frais par semaine. Rapporté au nombre d’habitants, cela fait 1,3 litre de lait frais par habitant et par semaine, ce qui pour un début est relativement intéressant. Lait dont on pourra, selon les compétences des uns et des autres, faire du fromage, des yaourts, du beurre, et plein d’autres bonnes choses encore.
Dans cette France rurale, morte, en particulier dans un territoire aussi durement frappé par l’exode rural que la Creuse, l’initiative a de quoi servir de source d’inspiration. Sans faire preuve d’idéalisme forcené, cet exemple nous prouve qu’avec quelques ingrédients relativement basiques, il est possible de faire de petites choses, certes, mais qui pourront ensuite ouvrir la voie à de plus grandes. Il s’agit là d’un premier pas, qui en appelle d’autres à sa suite. Dans son malheur, la Creuse qui n’attire pas grand monde a la chance de ne pas compter trop de CSP+ ayant fui les grandes villes en important leur mode de vie urbain à la campagne : à l’image de ce hameau, ce sont des gens enracinés, le plus souvent issus du cru, qui ont lancé l’initiative.
Car, en vérité, le ciment qui a permis à cette initiative de voir le jour, ce sont les liens très forts entre les habitants du hameau. C’est la communauté, réunie dans ce hameau, qui en est à la base. À l’inverse, dans un hameau gangrené par les résidences secondaires, habitées quelques semaines par an par des Parisiens en mal de dépaysement, une pareille initiative n’aurait évidemment jamais vu le jour.
Quels sont les ingrédients nécessaires pour mettre sur pied ce genre d’initiative ? Un bout de terrain, ce qui en général ne fait pas défaut dans nos campagnes, bien que la surface dévolue aux terres agricoles diminue chaque année, terrain qu’il est même parfois possible d’utiliser à titre gracieux après s’être arrangé avec le propriétaire, une petite grange, voire même un abri, qu’il est possible de construire aisément avec des matériaux de récupération, un robinet d’eau pour alimenter l’abreuvoir, des capitaux de départ pour l’acquisition du bovidé. Le reste des frais peut être assumé par une cotisation mensuelle des membres de l’association. Des agriculteurs du coin se sont même proposés pour fournir un peu de paille et de fourrage à l’association. Il reste un problème pouvant générer des coûts impondérables : la santé du bovin, les frais vétérinaires étant souvent très élevés, d’où l’intérêt de prendre un bovin jeune et bien portant. Tout compte fait, cela semble malgré tout raisonnable et financièrement pas insurmontable.
Bien sûr, on rétorquera que ce n’est pas si évident, que l’on méconnaîtrait gravement les réalités du monde rural et agricole en croyant à ce genre de solutions simplistes. Les critiques peuvent être fondées, notamment de la part de personnes connaissant bien le milieu rural et l’agriculture d’élevage. Non, bien sûr, tout n’est pas rose, et il n’y a pas de solution parfaite. Il faut rester pragmatique et ne pas brûler les étapes ni ne sous-estimer certains facteurs. Se fixer des objectifs à la hauteur de nos moyens et les pérenniser.
Nous ne sommes guère idéalistes, ni collapsologues. C’est une idée à creuser, une parmi d’autres, avec ses limites aussi. Nous cherchons des solutions pérennes pour faire, peu à peu, à notre petit niveau, autant que faire se peut, sécession d’avec la société industrielle, qui rend les habitants de nos territoires ruraux dépendants de la grande distribution après la destruction du secteur primaire.
Évidemment, il s’agit là d’une initiative locale et isolée, qui a bien sûr ses limites, et qui n’est pas transposable partout ailleurs dans nos campagnes. Mais c’est une initiative autonome : pas de subventions. Un tel projet nécessite un engagement sans faille de ses instigateurs : il requiert une assiduité sans faille, et demande un peu de temps avant d’être parfaitement rôdé. Son préalable est une communauté soudée et enracinée, et non pas des individus interchangeables, souvent issus des villes, assujettis aux migrations pendulaires vers le bassin d’emploi le plus proche. Pour ce faire, il faut une solidarité mécanique et une grande coopération entre les habitants. Le succès de l’initiative pourra ensuite créer une inertie qui s’inscrira dans un cercle vertueux, pouvant ensuite générer d’autres initiatives similaires (poulailler, verger, potager communautaires, etc…). Se réapproprier le terroir et ainsi favoriser les circuits courts. Même si l’on reste dépendants des supermarchés pour beaucoup de choses, il s’agit de faire diminuer notre part d’alimentation issue de la grande distribution pour augmenter la part de l’alimentation issue des circuits courts.
L’idée peut être déclinée, avec la mise en place d’un poulailler communautaire pour assurer l’approvisionnement en œufs, un peu plus hasardeux, car plus vulnérable aux prédateurs naturels. Les potagers communautaires sont intéressants, mais nécessitent un investissement personnel bien plus important pour un bénéfice souvent assez maigre. On rétorquera qu’1,3 litre par habitant et par semaine, c’est bien peu aussi. Mais c’est un début. Et la vache donne peu importe la saison (pas forcément autant, une vache laitière donne environ 300 jours par an), alors que pour un potager communautaire, c’est un peu plus difficile. Une vache laitière peut donner pendant 4 à 5 ans en général, alors que son espérance de vie est de 20 ans environ. Quand il faut renouveler la vache, tous les 4 à 5 ans, le coût par habitant est d’environ 60 euros, ce qui semble relativement abordable, d’autant que la précédente peut-être vendue pour financer la nouvelle.
Cela ne couvrira pas intégralement les besoins en lait de toute la communauté, du moins dans un premier temps. Mais il peut être intéressant de considérer et de développer ce genre d’initiatives, en fonction des ressources à disposition et du niveau d’implication des uns et des autres dans la communauté. Cette initiative, par son ampleur modeste, permet aussi d’échapper, du moins en partie et peut-être momentanément, aux normes, locales, nationales et européennes, qui ont tué nombre d’exploitations agricoles dans notre pays : il est plus facile de gérer une petite association que d’exploiter un GAEC. C’est l’objectif : se glisser dans les derniers interstices de liberté que le système daigne encore nous laisser.
Les habitants du hameau de la Chassagne dans la Creuse n’ont probablement pas de grande formation politique. Et pourtant, partant d’un constat simple, ils ont compris beaucoup de choses. Sans ambitions démesurées ou supérieures à leurs moyens : pas besoin de créer des sovkhozes ou des kolkhozes comme jadis en U.R.S.S. Sans vouloir jouer les bobos ou les néo-ruraux. Sans créer d’AMAP. Ils n’ont pas eu besoin de lire de nombreux bouquins pour avoir une communauté soudée, fussions-nous au XXIème siècle, ni pour se lancer dans un tel projet, fut-il modeste au départ. Puissent leurs projets se révéler pérennes et durer dans le temps, et en inspirer d’autres ailleurs, malgré l’inexorable recul de la surface agricole, année après année. À la Chassagne, après la vache, on a relancé le four à pain communal.
Si un jour, les Super U qui constellent nos campagnes commencent à voir leur quasi-monopole vaciller, fragilisés par le succès des marchés fermiers, des petits producteurs locaux, des coopératives, des AMAP et autres formes d’associations villageoises qui court-circuitent la grande distribution, alors, ce sera une première victoire, même modeste. Cela impliquera forcément des renoncements quant à nos choix alimentaires, mais ils ne seront pas forcément insurmontables.
Quel rôle, nous militants, pouvons-nous jouer ? Que pouvons-nous apporter ? Pour ceux d’entre nous qui ont déjà quitté les villes pour se mettre au vert, la première étape est de tisser du lien avec les locaux. Ce n’est pas en restant dans son coin et en vivant en citadins déracinés que l’on lance ce genre d’initiatives. Cela prend un certain temps, requiert patience et faculté d’adaptation, mais c’est indispensable. Il est bon de repérer les individus disposés à transmettre leur savoir-faire pour mettre en place de pareilles initiatives : arboriculteurs, éleveurs, ouvriers agricoles, qu’ils soient retraités ou encore en activité, etc… Ils peuvent être de précieux soutiens et moteurs de ces initiatives. Par notre esprit d’initiative, nous pouvons être ces étincelles décisives, qui telles un feu follet sur la lande, se propageront un peu partout pour créer demain autant d’initiatives vertueuses et enracinées.
Ces initiatives sont admirables, mais encore bien trop peu nombreuses. Il reste tant à faire : la France est morte, mais son cadavre est encore tiède. À nous désormais de nous retrousser les manches et de bâtir sur les ruines. Même si c’est dur, même si tout n’est pas parfait. C’est toujours un premier pas de fait vers l’autonomie…
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