Une fois que l’homme a perdu le sens du bonheur simple, ou même du bonheur tout court, il se réfugie dans son imagination. Qui n’a pas connu la soif simple de la marche et s’est surpris à rêver de source, ou bien, sous la chaleur, s’imaginer dans une piscine. Ce réflexe assez élémentaire est en fait destructeur. Au lieu de s’ancrer dans le réel, l’homme fuit alors dans son esprit, et ses fantômes imaginaires, ces abstractions remplacent le réel. Par ailleurs, une abstraction, par définition, n’a pas d’être propre, de matière, de matérialité. Aussi, elle peut devenir universelle et se communiquer. Quel est le problème me direz-vous ? Et bien ce bonheur désormais abstrait devient une figure, une représentation qui peut se communiquer à tous ceux qui souffrent du même manque. Le bonheur n’est alors plus vécu par des individus, mais rêvé par un collectif.

Et alors, le champ est libre pour tous les commerciaux, champions du marketing et de la politique, pour remplir ce vide concret par des bonheurs abstraits. Paix, progrès, futur, changement… Autant de slogans vides, de mots creux, qui veulent rassasier les masses dans une sorte de communion à un idéal, à un bonheur collectif, qui, comme il est abstrait, ne sera pas quantifié, peut être sans cesse repoussé, peut être modelé. La liberté, considérée comme évidente avant l’épisode épidémique, a été remplacée par un nouveau phantasme, la santé. Le bonheur collectif de la santé (que beaucoup n’avaient d’ailleurs pas perdu) est devenu la nouvelle abstraction commune proposée par les hommes politiques, qui pouvaient s’afficher comme les bienfaiteurs de la caste dominée, de la caste des rêveurs.

Le romantisme, comme maladie de l’âme et de l’homme, comme rêve éternel et mélancolique détournant de la joie quotidienne du travail accompli, de l’honneur maintenu, illustre ce remplacement du réel par l’imaginaire. On en vient alors à se gargariser de Raison Universelle, de Victoire du Prolétariat, d’Espèce Humaine, en étant incapable de penser à son voisin, être réel et concret. Ses nouvelles chimères nous enferment dans la matrice du monde à venir en nous empêchant de travailler aujourd’hui.

Ainsi, les politiciens ne parlent plus que de blocs sociaux qu’ils façonnent et définissent pour coller à leur schéma et leur vision, mais plus personne ne semble pouvoir penser aux hommes concrets qui existent sur le territoire national, avec bien évidement des éléments en commun, justifiant de ne pas faire du cas par cas, mais aussi des spécificités qui réfutent la seule lecture en classe ou groupe social (les pauvres, les soignants, les profs, …).

Pour entretenir la machine politique, et derrière elle la machine libérale, l’éclatement des individus est nécessaire, comme cela a déjà été dit plusieurs fois dans nos articles. Mais cet éclatement est également nécessaire pour que chaque individu rejoigne le corps social qui est prévu pour lui, et avec tous les autres élus, rentre dans la danse du bonheur collectif, rêverie opiacée qui l’éloigne de sa condition d’être incarné, humain qui doit chaque jour cueillir ses joies et ses peines.

L’homme moderne en est donc réduit à fabriquer un bonheur collectif, car une fois la transformation effectuée en zombie dans une France morte, il lui faut jeter le voile de l’illusion partagée, bonheur inatteignable et drogue anti-suicide, pour rejoindre le flot de cadavres dans le rêve commun.

Il n’est pas de période de l’histoire où cette transsubstantiation de la réalité en apparence plus réelle que la réalité elle-même, ait été portée à un tel point de perfection.

En rejoignant la danse macabre de ceux pour qui l’abstraction est plus réelle que la vie quotidienne, pour qui la paix en Ukraine est une déesse bien plus intéressante que le logement des SDF croisés chaque jour, l’homme se laisse porter hors du monde concret et est la proie facile de tous les prophètes de paix, joie et prospérité. On trouve ici un pan de réponse à ceux qui se sentent seuls dans un monde gris quand tous nos contemporains semblent se réjouir à chaque promesse mensongère qui les rapproche de leur futur rêvé.

Enfin, comme l’action est le propre de l’individu, la plongée du drogué dans le monde de l’abstraction fait qu’il ne peut plus qu’être manipulé, ne pouvant se mouvoir. Esclave, malheureux, il se réfugie dans les rêves que les bonimenteurs politiques ou économiques lui présentent.

En conclusion, rejetons le bonheur collectif, tel qu’entendu ici. Le bien commun, le bien de la communauté, oui, mille fois oui. Mais Pour lutter contre la zombification et rester libre, il faut apprendre à saisir son bonheur de manière personnelle. Une bonne lecture, une conférence intéressante, des amitiés vraies sont autant de réalités concrètes qui valent plus que toutes les promesses de lendemains qui chantent.