Nous ne mourrons pas pour Kiev | Dextra

Ça y est. Nous y sommes. Ce qui devait bien finir par arriver un jour se produit en ce moment devant nos yeux ébahis d’Occidentaux encore naïfs : Poutine attaque l’Ukraine. Il aura fait durer la tension jusqu’au dernier moment, pour finalement prendre à rebours les observateurs en attaquant en pleine nuit son voisin. Huit ans après l’annexion de la Crimée et la chute de Ianoukovitch, Poutine, acculé par les velléités expansionnistes de l’OTAN, se lance dans une très importante et périlleuse campagne dont l’issue risque fort de s’avérer défavorable, du moins à court-terme, pour lui et son pays.

Aucun Européen sincère ne peut se réjouir de cette guerre fratricide. Voir les Ukrainiens et les Russes, peuples frères, que l’on pourrait croire à la fois si proches et pourtant si différents, se foutre sur la gueule est un crève-cœur. L’Europe, dont le sol est encore gorgé de sang, n’avait pas besoin d’un malheur de plus.Malgré tout cela, nous ne mourrons pas pour Kiev. Pas plus que nos aïeux ne sont morts pour Dantzig. Cette guerre n’est pas la nôtre. Elle consacre quelque part, s’il fallait encore s’en convaincre, la mort politique de l’Europe, grande muette étouffée entre le pré carré russe et l’impérialisme américain.

Au sortir de la Guerre Froide, l’Europe avait, bien naïvement d’ailleurs, cru à la paix éternelle, après un demi-siècle de partition. Une Europe démocratique, pacifiée pour toujours sous le parapluie américain. Sans blocs ni empires continentaux, sans revendications indépendantistes des minorités, sans frontières qui bougent tout le temps, sans dictatures. Une Europe faible, qui consomme, qui ferme sa gueule et qui obéit aux Américains. Ce rêve était pourtant rapidement venu se fracasser une première fois sur le réel : les premières années furent difficiles, la balkanisation de l’Europe s’étant accompagné de quelques à-coups (Yougoslavie, Tchétchénie) à ses marges. Passés les derniers soubresauts, le XXIème siècle s’annonçait déjà sous de meilleurs auspices.

Car en vérité, cette guerre n’est pas une guerre européenne : c’est une guerre entre deux impérialismes. L’Europe n’a pas grand-chose à y faire, sinon de s’indigner, de décréter des sanctions, de coordonner l’aide humanitaire et de compter les balles. L’Ukraine en serait presque la victime collatérale, empêtrée dans des enjeux qui dépassent largement ses seules frontières. On notera au passage que l’ampleur des sanctions à l’encontre de la Russie est sans commune mesure avec les sanctions les plus dures jamais décrétées contre un pays (Iran, Yougoslavie, Syrie, Iraq, Cuba, etc…). Si cela s’explique par la taille de la Russie, et par son poids économique, notamment pour ce qui est des hydrocarbures, force est de constater que lorsque le « camp du bien » (les Américains et leurs laquais OTAN-esques) viole le droit international en envahissant ou en bombardant la Serbie (1999), l’Iraq (2003) ou la Libye (2011), les sanctions à leur encontre ne sont même pas à l’ordre du jour…Les différentes grilles de lecture européennes et russes génèrent une incompréhension au sujet de l’Ukraine : alors qu’en Europe de l’Ouest, l’État s’articule autour d’une nation, dans laquelle se fondent les minorités, la conception orientale est fort différente. L’on y distingue la notion de citoyenneté de la notion de nationalité. Ainsi, l’Ukraine dans ses frontières actuelles dépasse largement le territoire originel où vivait le peuple ukrainien, circonscrit autour du fleuve Dniepr. Un siècle après le traité de Versailles, qui avait acté la fin des empires continentaux, la question des frontières des nations européennes est toujours source de discorde. Vouloir comprendre les problématiques géographiques et identitaires des nations européennes d’un point de vue occidental et prétendre vouloir les résoudre à coups de sanctions semble impossible.

Si l’on peut admirer la bravoure avec laquelle les Ukrainiens repoussent les Russes, ou comprendre le sentiment de Poutine qui se sent acculé par l’OTAN sur son flanc occidental, nous refusons de prendre parti et préférons prudemment renvoyer les belligérants dos-à-dos, ainsi que leurs alliés respectifs. Nous n’avons pas besoin de nous diviser encore davantage, à plus forte raison sur un sujet relativement lointain.

Cette guerre n’aura pour effet que d’éloigner encore davantage la Russie de l’Europe et de la pousser dans les bras de la Chine, tout aussi impérialiste, notamment sur la question de Taïwan, en même temps que de renforcer la soumission européenne aux impérialistes américains, creusant un fossé encore plus large entre les Russes et nous. Quant à la question de l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’Union Européenne, elle semble très prématurée : pense-t-on sérieusement qu’un Poutine, qui a piqué des terres à ces deux pays (en 2008, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud ont fait sécession de la Géorgie, et en 2014, la Crimée a été rattachée à la Russie, alors que les Républiques Populaires de Donetsk et de Louhansk ont fait sécession de l’Ukraine et sont bombardées sans relâche par cette dernière depuis 8 ans), s’accommoderait de la présence occidentale à trois de ses frontières (Pays Baltes, Ukraine, Caucase) ? Il en va de même pour la Moldavie, qui doit composer avec la Transnistrie sécessioniste. Enfin, le coût pour l’Europe de l’intégration de ces trois économies à l’UE serait insoutenable. Pour l’anecdote, alors que le monde entier a les yeux rivés sur l’Ukraine, le Kosovo a demandé à rejoindre l’OTAN, ce qui est un comble, et le Kosovo et l’Albanie viennent de décréter la libre-circulation entre les deux pays, prélude à un référendum d’annexion dans une Grande Albanie.

Aux droitards conservateurs poutinolâtres, nous répondons que si Poutine défend peut-être son pré carré, il n’est qu’un impérialiste comme les autres et qu’il ne partira pas en croisade contre le monde moderne qu’ils pourfendent tant. Il ne saurait mériter la sympathie, sans aller jusqu’à parler d’admiration, que pouvait parfois avoir notre camp à l’égard de Milosević, seul contre tous, lorsque l’OTAN écrasait la Serbie sous un tapis de bombes.

Aux admirateurs du pouvoir ukrainien, nous rappelons que ce gouvernement est en vérité fantoche, qu’il ne fait que servir de marchepied aux Américains qui rêvent de s’arroger un protectorat de plus aux portes de la Russie, et que, malgré les bonnes volontés locales, les révolutions qui s’y sont produites récemment (Révolution orange en 2004, et Maïdan en 2013-14) ne sont que la résultante de l’action du Département d’État américain, selon la théorie de l’encerclement de Brzeziński. Les intérêts américains y sont très bien implantés, y compris dans l’entourage immédiat de Biden.

Après tout, l’Ukraine, avec sa main-d’œuvre abondante, qualifiée et bon marché, offrirait beaucoup d’opportunités aux entreprises européennes en mal de délocalisations, ainsi qu’un marché de 40 millions de consommateurs à inonder de produits occidentaux, après un plan de reconstruction expresse à grands coups de capitaux genre plan Marshall. Mais cela semble encore prématuré.

Poutine offre sur un plateau aux Américains ce qu’ils attendaient : un prétexte pour inféoder davantage encore l’Europe à leurs intérêts et pousser toujours plus à l’est leurs avant-postes. Depuis une semaine, on assiste à des choses que l’on n’aurait jamais imaginé voir de sitôt : l’Allemagne réarme, alors qu’elle n’en a théoriquement pas trop le droit depuis 1945, et même la très prudente Suisse se joint aux sanctions contre les intérêts russes. Cela risque fort de faire naître une Europe politique encore plus technocratique et centralisée, une sorte de totalitarisme européen qui ne dirait pas son nom, dans la droite ligne du traité de Lisbonne (2007), au détriment bien sûr de la souveraineté nationale. Les sanctions complètement stériles vont nous faire très mal au portefeuille et accroître notre dépendance aux États-Unis : le gaz de schiste est déjà en route vers l’Europe, avec la bénédiction des écolos de tout poil. Pendant ce temps, la Chine se frotte les mains : l’invasion russe de l’Ukraine pourrait fort bien l’inspirer pour récupérer Taïwan, et un rapprochement avec la Russie du fait des sanctions lui garantirait un accès privilégié aux matières premières russes indispensables à son économie. Le gaz russe lui serait très précieux, après avoir déjà assuré son approvisionnement en pétrole iranien via l’Afghanistan depuis la chute de Kaboul. Par ailleurs, cela lui permettrait de développer sans encombre ses infrastructures en Asie Centrale dans le cadre des Nouvelles Routes de la Soie. Assistera-t-on demain à l’émergence d’un bloc géopolitique sino-indo-irano-russe en Eurasie ? Seul l’avenir nous le dira.

Plutôt que de nous déchirer au sein même de notre camp entre pro-Ukrainiens et pro-Russes, il est déjà suffisamment d’autres combats qui méritent tout notre engagement. Ce ne sont pas nos intérêts. Pendant que la guerre accapare notre attention, la vie continue, ne perdons pas de vue les combats que nous avons déjà engagés.