Ce n’est pas parce que tu es jeune, ce n’est pas parce que tu as des amis, que tu as un travail, que tu vis à la campagne que tu échapperas à l’effondrement, effondrement qui se prépare de plus en plus vite, de plus en plus certainement. Cela fait maintenant plus d’un siècle qu’il pointe son nez, cet effondrement, alors même que de nombreux esprits – qu’ils soient poètes, philosophes ou aventuriers – n’ont cessé de nous avertir.

Charles Baudelaire comme Edgar Allan Poe, qu’il traduit, ont réfléchi, en tant que poète et homme de lettre, aux causes de l’effondrement qui n’est autre que celui de l’humanité elle-même, conduisant, selon les propos de Philippe Muray, à la fin de l’Histoire puisqu’à la fin de l’homme. Le culte du progrès, fils du capital apatride, religion des démocraties libérales, plonge ses racines du cœur des sociétés aux cœurs des hommes afin de tout déraciner. Le confort matériel, mirage du bonheur qui engendre la paresse intellectuelle, abolit alors l’héroïsme, le sacrifice, la foi, la poésie et même la philosophie. Nous ne sommes pourtant qu’en 1857 lorsque Baudelaire s’insurge contre l’effondrement dans ses « Notes nouvelles » sur Edgar Poe, préface aux « Nouvelles histoires extraordinaires » et véritable manifeste contre l’américanisme. Le poète écrit à propos d’Egard Poe : « Du sein d’un monde goulu, affamé de matérialités, Poe s’est élancé dans les rêves. Étouffé qu’il était par l’atmosphère américaine, il a écrit en tête d’Eureka : « J’offre ce livre à ceux qui ont mis leur foi dans les rêves comme dans les seules réalités ! « . Il fut donc une admirable protestation ; il la fut et la fit à sa manière, in his own way. L’auteur lâche à torrents son mépris et son dégoût sur la démocratie, le progrès […], il pleurait toute cette magnificence de la Nature se recroquevillant devant la chaude haleine des fourneaux ; enfin, il jetait ces admirables pages : Colloque entre Monos et Una, qui eussent charmé et troublé l’impeccable De Maistre. »

Le constat de Poe doit être le nôtre, bien que son romantisme déguisé ne donne pour seule solution collective que la mort afin de ressusciter, puisque, selon les propos de Monos, le bonheur démocratique aura détruit le monde entier à coup d’égalitarisme, de profit et d’industrialisation. Monos parle à sa chère épouse Una après leurs morts :
«
Monos. – Chacun des cinq ou six siècles qui précédèrent notre mort vit, à un certain moment, s’élever quelque vigoureuse intelligence luttant bravement pour ces principes dont l’évidence illumine maintenant notre raison, insolente affranchie remise à son rang, – principes qui auraient dû apprendre à notre race à se laisser guider par les lois naturelles plutôt qu’à les vouloir contrôler. […] L’homme, qui ne pouvait pas ne pas reconnaître la majesté de la Nature, chanta niaisement victoire à l’occasion de ses conquêtes toujours croissantes sur les éléments de cette même Nature. Aussi bien, pendant qu’il se pavanait et faisait le Dieu, une imbécilité enfantine s’abattait sur lui. Comme on pouvait le prévoir depuis l’origine de sa maladie, il fut bientôt infecté de systèmes et d’abstractions ; il s’empêtra dans des généralités. Entre autres idées bizarres, celle de l’égalité universelle avait gagné du terrain ; et à la face de l’Analogie et de Dieu, – en dépit de la voix haute et salutaire des lois de gradation qui pénètrent si vivement toutes choses sur Terre et dans le Ciel, – des efforts insensés furent faits pour établir une Démocratie universelle. Ce mal surgit nécessairement du mal premier : la Science. L’homme ne pouvait pas en même temps devenir savant et se soumettre. Cependant d’innombrables cités s’élevèrent, énormes et fumeuses. Les vertes feuilles se recroquevillèrent devant la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature fut déformé comme par les ravages de quelque dégoûtante maladie. […] Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir.

Una. – Oui, je me rappelle bien ces conversations, cher Monos ; mais l’époque du feu destructeur n’était pas aussi proche que nous nous l’imaginions, et que la corruption dont tu parles nous permettait certainement de le croire. Les hommes vécurent, et ils moururent individuellement.
»

Ces dernières paroles d’Una ne sont malheureusement que trop répétées, laissant l’effondrement s’installer de plus en plus profondément. Crois-tu échapper à la destruction de ta culture, de ta langue et de ton histoire quand bien même tu t’indignes, seul, derrière ton écran ? Crois-tu que tes champs, forêts et cours d’eau échappent à la destruction provoquée par les pesticides et autres chimies voulus par l’appétit de l’ogre Capital ? Penses-tu avoir la chance de connaître tes petits enfants alors que toi ou ta progéniture serez devenus stériles à force de bouffer du poison industriel pour en enrichir quelques-uns ? Es-tu si certain que c’est en fuyant la ville que toi et les tiens échapperez à la drogue, à la violence, à la télévision, à l’éducation sexuelle décadente dès le plus jeune âge ? Penses-tu vraiment que tu ne seras jamais licencié pour être remplacé par une main d’œuvre moins chère à l’autre bout du monde ou venue de l’immigration et que le prix de la vie, les impôts et autres taxes finiront par ne plus augmenter ?

L’effondrement est déjà là, devant toi, à ta porte ! Alors tu n’as plus le droit de te plaindre, de critiquer le gouvernement ou le monde moderne si tu ne fais rien et ce, sous peine de trahison, la plus grande qu’il soit, la trahison envers toi-même, ta foi et ton peuple.
« Demander la victoire et n’avoir pas envie de se battre, je trouve que c’est mal élevé », quoi de plus vrai Péguy ! Alors ne soyons pas cette petite grenouille qui barbotte sans s’en apercevoir dans une eau de plus en plus chaude jusqu’à l’ébullition, jusqu’à l’asphyxie et la mort.

La tâche sera longue mais elle doit être constante. Seul un travail long et lent pourra nous éviter la destruction totale. De nombreux moyens sont à ta disposition pour éviter ou préparer, au choix, cet effondrement. Tout d’abord, comme l’ont si bien vu Baudelaire, Poe et tant d’autres, tu dois tuer le bourgeois qui est en toi. Seul un enracinement profond et sincère dans tes communautés pourra créer de la solidarité, solidarité qui seule pourra nous sauver. Nous n’avons pas tous besoin d’être des militants politiques, il y a tellement de choses à reprendre. Nous nous devons d’agir, de nous organiser et pour cela nous devons nous rencontrer, nous devons créer des amitiés, des liens d’entraide. Tout est à nous et s’il n’y a rien là où nous sommes, alors nous créerons ensemble une association, une école, un journal, une entreprise. Tout est à nous et les lignes bougent, l’Europe bouge, de l’Italie à la Pologne. La France ne doit pas rester en arrière, alors au travail camarades afin d’éviter la destruction de ce que nous aimons, de ce que nous sommes car, comme Monos et Una, nous ne voulons pas le bonheur mais un destin !