L’ouvrier, nerf de la révolution et bâtisseur de notre monde, est indispensable à chaque système passé et présent. Quelque soit le nom qu’on lui donne, esclave, serf ou prolétaire il reste l’Opprimé.Serait-ce un mal nécessaire à toute société ? Question intéressante mais à laquelle je ne répondrai pas ici. Non, ce qui va nous intéresser c’est l’ouvrier d’aujourd’hui. Question non moins intéressante qui concerne 5,3 millions de nos compatriotes. En quelques chiffres, ils représentent 20% de l’emploi actuel total contre 30% en 1982, 8 pour 10 sont des hommes, avec un salaire médian de 1975€ par mois soit environ 1,28 SMIC (selon les sites l’INSEE et de la SNCF). L’analyse qui va suivre repose sur le témoignage personnel de ces gens-là recueillis durant ces trois dernières années, où travaillant à leur côté j’ai cherché à les comprendre. Voilà ce que j’ai appris.

Vivent-ils heureux ? Certainement plus, en apparence, que l’ouvrier du XIXème siècle. Cela certainement grâce aux lois sociales du XXème siècle. Mais ces lois ne sont pas nées d’un simple sentiment humain. La révolution sociale menaçante, qu’elle soit anarchiste, communiste ou fasciste, a poussé l’Etat à réagir afin d’accompagner la mouvance. Il a mieux réussi qu’on ne le pense. Le bonheur de l’ouvrier n’est pas de faire la révolution bien qu’elle soit nécessaire, violente ou non, à l’amélioration de leur cadre de vie et donc à l’accès au bonheur. L’ouvrier ne peut ou ne veut, je n’irai pas les juger sur ce point, être révolutionnaire. Les gilets jaunes, cela peut paraitre paradoxal, le prouvent. Les quelques témoignages recueillis sur le sujet se résumaient à cela : il existe un réel mal-être, les fins de mois sont très difficiles et le travail réalisé n’est pas reconnu à sa juste valeur. Cette manifestation avait pour but de recueillir le soutien de l’État qui n’a pas écouté et a réprimé. Dans l’énervement, certains, le temps d’une semaine, sont devenus révolutionnaires, prêts à attaquer l’Elysée, à tout recommencer. Mais il manquait une chose selon eux pour y parvenir : un meneur qui jamais n’est apparu. Si on les y avait poussés, seraient-ils montés à l’assaut ? Beaucoup de raisons me font dire que non.

Lors de leurs suppliques récurrentes à la pause déjeuner, n’y voyez pas là une accusation, je pose souvent cette question « pourquoi ne pas faire grève alors ? ». La réponse est à peu près celle-ci « Nous ne sommes pas comme les anciens, on a des prêts à payer » et « de toutes façons les autres ne suivront pas ». Pour ce qui est de la première phrase, elle est révélatrice. Les prêts qu’ils ont de plus que les anciens sont dus à la consommation. Ne pas être payé signifie ne plus rien avoir et la précarité. La famille, c’est bien, mais en rentrant du boulot, ainsi que le week-end, il leur faut des petits plaisirs, ce qui est entendable. Ils peuvent être de différents types, la console de jeux, la télé, la voiture, les sorties, les achats ou même la bouteille ! Mais ils sont tous de même nature : la consommation. Ce sont ces plaisirs qui les font vivre et qu’ils veulent offrir à leur famille. Sans ça ils ne voient plus de raison de continuer. Ici le capitalisme a gagné ! Son meilleur outil, le consumérisme, a vaincu la volonté, il est la nouvelle transcendance.

Concernant la seconde phrase, elle est résultante de la création continue d’un « lumpenprolétariat » grâce à l’immigration. « Les autres », ce sont les ouvriers intérimaires ou fraîchement arrivés, qui se considèrent bien lotis et qui sont beaucoup plus individualistes. – Petite parenthèse sur le point de l’individualisme, il est intéressant de noter que cette différence est générationnelle mais aussi ethnique. Même quand il se retrouve au travail avec des collègues de la même communauté (ethnique, religieuse…), le nouveau « lumpenprolétariat » reste à l’écart et ne participe pas à cette vie entre salariés qui est basée sur un partage libre. Cet esprit de communauté ouvrière tend à disparaître avec les nouvelles générations, que ce soit au travail ou en dehors. Refermons cette parenthèse. – Là aussi le capitalisme a gagné. L’individualisme et la différence, qui, malgré tout effort mené, restent une réalité qu’il est hypocrite de nier, empêcheront toute grève solidaire et je ne vous parle même pas de révolution.

J’ajoute à cela que le contre-exemple de la SNCF serait hors propos. Certes, elle regroupe un peu moins de 100000 ouvriers, ce qui n’est pas négligeable, mais la création de caisse de cotisation pour les grèves, institutionnalisant dès celles-ci, et les droits acquis par les cheminots, font de ces ouvriers un sujet bien différent. Pour ce qui est des syndicats, ils sont soit mélangés au comité d’entreprise, n’étant alors plus qu’une agence de voyage, soit comme la CGT, loin de vouloir réellement changer les choses au risque de perdre leurs avantages.

Ainsi l’ouvrier d’aujourd’hui se retrouve esseulé. La disparition de transcendance réelle remplacée par la création d’un bonheur matérialiste pousse l’ouvrier à une dépendance sans précédent vis-à-vis de son employeur. L’employé se doit alors d’accepter toutes les restrictions, d’autant plus fortes dernièrement avec la COVID-19, sur les droits gagnés il y a moins d’un siècle. Par exemple, les heures de travail dans certaines entreprises sont passées d’entre 35 heures – 39 heures à 39 heures – 43 heures, sans concertation des ouvriers et avec acceptation des syndicats nationaux. Le remplacement des prolétaires par d’autres bons marchés dissout alors le simple principe de compagnon et remet en cause leur place en entreprise (sans parler du remplacement par les machines). La destruction lente mais réussie de la réelle nature des syndicats, du simple fait de leur institutionnalisation, annihile tout contre pouvoir des ouvriers face à l’État et aux entreprises. Il reste encore à dire sur les conséquences sur leur santé qui se détériore à 40-50 ans, sur la reconnaissance sociale de leur « utilité » (surtout comparé à un directeur digital marketing), etc.

Alors vivent-ils heureux et mieux que leurs prédécesseurs ? Matériellement il est certain que oui. Mais il est aussi certain qu’ils sont les esclaves de ce monde et que avilis, ils n’ont pas conscience de leur situation : le peu de bonheur qu’ils obtiennent par la consommation leur coûte beaucoup. Cette situation est certainement pire que celle des anciens, car leur volonté détruite, ils ne vivent plus que pour mourir sans trop souffrir