La vallée grenobloise est une concentration de laboratoires, d’hôpitaux expérimentaux, d’entreprises de développement informatique et de tous types de l’innovation technologique. Elle est moins connue, à tort, pour être le lieu où se déroule le plus intensément, en France, des résistances intellectuelles et physiques (notamment par des actions de sabotages réussies et demeurant anonymes), contre l’émergence du techno-capitalisme.
Parmi les résistances intellectuelles l’enseigne Pièces et main d’œuvre reconnaît « dans les technologies l’actuel front de la guerre entre pouvoir et sans-pouvoirs, celui qui commande les autres et transforme les conditions de cette guerre ». Dans leur ouvrage Terreur et Possession ils cherchent à savoir « où on en était de cette histoire et de cette guerre, et ce qu’il nous était permis d’espérer. D’où cette enquête sur la police des populations à l’ère technologique ».
Pour commencer, l’ouvrage tord le cou à plusieurs présupposés politiques bien encrés chez le commun des mortels :
– La théorie du complot n’est une « théorie » que pour la masse des sans-pouvoirs incapable, ou empêchée, de s’organiser discrètement et donc efficacement. Pour les pouvoirs (étatiques, financiers, économiques, scientifiques, …) le complot est la règle. Ils ne dévoilent leurs véritables intentions qu’une fois l’objectif atteint, voir bien plus tard, voir jamais. Il est à cet égard parfaitement admis par quiconque lit un livre d’histoire, que tous les régimes politiques du passé ont toujours tenus grâce au mensonge et la dissimulation totale ou partielle, alors que ceux d’aujourd’hui ne le font pas, ou si peu, et en tout cas pour notre bien.
– Depuis bientôt un siècle, et bien plus que cela en France, aucun flot révolutionnaire n’a pas été mis en déroute par la force et les manœuvres de la police (entendue au sens large des forces de l’Etat). Le bras armé de l’Etat, sa première et ultime incarnation physique, est imbattable par le peuple et il ne cesse de se renforcer par d’avantages de moyens humains et technologiques.
– Il en va de même pour les pseudos victoires des faibles sur les forts dans les guerres asymétriques qui n’étaient que des défaites maquillées des insurgés (Irlande, Algérie, …) ou des conflits bien plus équilibrés qu’il n’y paraissait (Talibans soutenus par les USA contre l’URSS, vietnamiens soutenus par l’URSS et la Chine contre les USA, …).Dans tous les autres cas les tentatives de renversement de l’ordre sont vouées à l’échec. La description de la destruction systématique et quasi immédiate des cellules de la résistance française sous l’occupation allemande entre 1940 et 1943, donc avant que le conflit ne se rééquilibre grâce aux forces extérieures, est à ce titre particulièrement éloquente.
– Il en résulte que le discours sécuritaire, proclamant que l’Etat n’aurait pas les moyens de faire face aux menaces intérieures, est une farce. Si des manifestations apparentes d’anarchies, d’autonomies ou d’insécurités existent c’est qu’elles sont tolérées, sinon voulues par le pouvoir.
Ces préalables posés nous entrons dans la thèse principale du livre : « la société de contrôle, nous l’avons dépassée ; la société de surveillance, nous y sommes ; la société de contrainte, nous y entrons ».
Le contrôle est aussi vieux que les tablettes d’argiles de Mésopotamie. Il s’agit de vérifier que ce qui est inscrit dans les registres correspond bien à la réalité. Le contrôle s’est complexifié avec le temps « pour s’étendre aujourd’hui au multi-fichage informatique de la population et à ses rôles électroniques ; notamment via les registres d’état civil, le numéro d’inscription au répertoire (NIR ou numéro Insee), le recensement, la carte d’identité, etc. ».
Mais aussi sophistiqué soit-il, le contrôle reste ponctuel et limité à l’objet qu’il est chargé de vérifier. Rien ne vous empêche de lancer un projectile sur le policier qui vous a contrôlé il y a cinq minutes, sauf s’il y a une caméra de surveillance !
La surveillance est chargée de « boucher » les trous que le contrôle ne peut remplir. « A l’ère technologique, ce dispositif d’omniscience combine déjà le dépistage génétique, le profilage sociologique, la fouille de données (data mining), la lecture automatisée des expressions faciales, des ondes cérébrales et des indices physiologiques, la vidéosurveillance, les drones, le repérage, la cybersurveillance, le téléphone portable, le puçage électronique, l’Internet des objets et reportez-vous à votre média habituel pour les prochaines innovations ». Chargée de réduire les variables, les imprévus et les frais de providence, l’extension de la surveillance est par conséquent illimitée et de plus en plus coûteuse tant qu’il demeurera un « facteur humain ». C’est donc sur ce dernier qu’il faut agir.
Nous sommes au seuil de la société de contrainte. Le développement actuel des neurotechnologies vise pour objectif de parvenir à comprendre les mécanismes de « commande cérébrale, en prise directe avec les centres de la pensée, de la cognition, des émotions, du comportement, de la volonté » pour contrôler et ainsi posséder le sujet.
Plusieurs de ces outils existent déjà et l’alliance du secteur médical (prothèses télécommandées, stimulations cérébrales, …) et technologique (puces, implants, …) est source constante d’innovation dans ce domaine.
Capable d’enquête sérieuse et humble sur des enjeux à la fois locaux et globaux, Pièces et main d’œuvre est un exemple remarquable du travail intellectuel et pratique que peut produire un groupe de « simples individus politiques » qui sait s’émanciper de son moule idéologique initial (ici à l’extrême gauche) pour analyser froidement l’époque inédite dans laquelle nous sommes.
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