Déjà pourquoi ? Aujourd’hui, et ce depuis quelques décennies, la droite, qu’elle soit « institutionnelle » ou « radicale », a complètement perdu la rue. A de rares exceptions, comme les Manifs Pour Tous, la rue en tant que lieu d’expression et de construction politique est l’apanage systématique d’une certaine gauche et, au mieux, a été très ponctuellement utilisée par la sorte de prolétariat blanc multicouche que représentaient les Bonnets Rouges ou les Gilets Jaunes.

La raison ? Parce que l’extrême gauche, les autonomes, ou peu importe leurs noms, se donnent les moyens de la rue. Ce sont les seuls à y aller systématiquement, à créer des solidarités, des dialogues, à s’investir sur l’instant dans l’organisation logistique de ces moments de lutte et de joie. Au-delà du fait d’avoir cette culture de la manifestation (violente) par tradition historique, les militants de gauche ont conscience, plus que les autres, du rapport de force véritable en politique et n’hésite pas à expérimenter des modes de luttes en occupant le terrain régulièrement ou en permanence (ZAD, grèves avec occupation des locaux et moyens de production, squats…), et en affrontant physiquement les gardiens du système technico-capitaliste : les flics. Il est ici question d’eux en tant qu’institution et pas sous un autre angle.

Pourtant, si l’on excepte le fragile statu quo obtenu après des années de luttes acharnées à Notre-Dame-des-Landes, et sur lequel il y aurait à redire, l’agitation de la gauche radicale n’a pas beaucoup plus de victoires politiques récentes à son actif que nous. Mais ce faible résultat ne doit pas nous faire oublier que les mouvements de luttes n’ont pas seulement pour finalité la victoire de leur objet mais également pour rôle de mobiliser des forces vives, d’entretenir la flamme. Une heure d’émeutes contre un ennemi de chair et d’os, interrompre pour une journée l’odieux spectacle de la frénésie consommatrice des grands centres urbains ou détruire, physiquement, les panneaux publicitaires qui nous harcèlent chaque jour que Dieu fait, sont autant de bouffés d’air frais dont nous pouvons avoir besoin pour garder un moral et un esprit combattif. Défouloir ? Peut-être…

Luttes contre des projets industriels destructeurs, manifestations contre la Loi sur le séparatisme ou la Loi Sécurité globale, soutien aux diverses ZAD, actions contre le couvre-feu et le confinement, … Tous ces combats nous concernent et nous appellent. Nous devons, en tant que militants être capable de répondre « présent », même s’il nous faut pour cela marcher aux côtés d’adversaires idéologiques. Ils sont nos alliés de circonstances qu’ils le veuillent ou non, que nous le voulions ou non.

Alors comment faire ? Infiltrer une manifestation où la plupart des participants nous sont carrément hostiles ne s’improvisent pas. Voici une liste non-exhaustive de conseils :

– Tout d’abord il faut arrêter de penser à son image et son orgueil. Il faut être capable d’accepter de disparaître dans la masse, de s’anonymiser complètement et avoir conscience en permanence que c’est une nécessité absolue à l’heure de la surveillance généralisée. Les mecs qui veulent se mettre en avant à tout prix, du genre rester devant une ligne de flics, à les invectiver après avoir lancé un pavé, pour rechercher l’admiration de leurs copains ou les photos des journalistes, sont nuisibles pour eux et pour les autres.

– Celui qui est également choqué de devoir adopter momentanément une dégaine de gauchiste pour se fondre dans un block, et ainsi pouvoir engager le rapport de force, n’a pas sa place parmi les combattants, il doit rester sur les réseaux sociaux. Oui nous ne sommes pas en majorité dans ces manifestations, qui s’avèrent très dangereuses si nos positions sont connues, aussi il faut adopter les codes de ses adversaires. Des codes qui sont vestimentaires, d’allures, de slogans etc.

– Dès le début de la manifestation, il faut aller vers les gens : que ce soit des boomers, des rouges ou des BB, et créer des liens, des sympathies. Ça sera très utile par la suite, que ce soit vis-à-vis des méfiants ou des flics. Ils seront autant de soutiens en cas d’embrouilles.- Pour plus de sécurité, venez avec plusieurs camarades dans la manifestation mais n’arrivez pas en groupe bien identifiable : dispersez-vous en petits binômes et arrangez-vous pour rester à vue les uns des autres.

– La moindre des choses sera aussi de se préparer un discours en cas « d’interrogatoire » comme ça arrive souvent au cours de la manif. Préparer un faux blaze facile à retenir, un faux boulot sous qualifié pour ne pas se faire piéger, et autant de raisons pour justifier sa présence, permettent d’éloigner les soupçons et de créer des accroches. Le profil du gars qui vient de la campagne, donc éloigné des milieux militants, style radicalisé sur internet pas trop intellectuel, qui maîtrise quelques phrases/slogans sur le capitalisme, la précarité, les violences policières et l’injustice dans le monde, est le profil parfait du manifestant anonyme qui pourra éloigner tous les doutes. A condition évidemment d’avoir la tenue, le vocabulaire et l’attitude adaptés.

– Rester silencieux, à l’écart ou en fin de cortège laisse supposer que nous ne nous sentons déjà pas à notre place dans la manifestation, donc encore plus suspects auprès des manifestants. Par exemple, rester sur un côté et échanger des regards peu assurés avec des rouges qui se demandent si tu n’es pas un faf c’est un mauvais plan. Ils vont venir te voir et autant dire que c’est mal engagé. Un manifestant sûr de lui qui se fait observer, essaye de se rapprocher des gars qui le regardent et s’arrange pour finir par leur causer. De tout, de rien, de la lutte etc. Toujours prendre l’initiative quand il y a un doute : attendre ça sera subir ce que les rouges/paranoïaques auront décidé de faire du « suspect » par la suite.

– Pour les gars surs d’eux : se placer à proximité des blocs les plus hostiles, les suivre, reprendre les slogans, voire les lancer. C’est à leur contact qu’on apprend beaucoup sur les techniques de rues : monter des barricades en un temps record et de façon coordonnée, tenir les charges de flics en étant élastiques, capables de se retirer à toute vitesse en laissant les robocops galérer à courir avec leurs armures, compter sur l’intelligence collective pour des changements de parcours improvisé, diviser un cortège pour prendre de cours les équipages de la BAC…

Ces manifestations permettent aussi de mesurer la solidarité qui existe entre les émeutiers, et le sens commun qui existe véritablement, malgré ce qu’on pense, dans ce genre de moment. La rue n’est pas un jeu, c’est le premier endroit où se fait le politique, aussi les gars qui sont du même côté que nous de la barricade sont des « amis » et ceux d’en face ne le sont pas, selon la fameuse distinction. C’est aussi un cours d’intelligence de discours : cela nous oblige à maîtriser les argumentaires sur les notions économiques, historiques et sociales. Et on se rend compte que peu savent le faire.

Au-delà de l’apprentissage pratique que peuvent représenter ces manifestations, intelligemment rejointes, c’est l’appréhension de modes de fonctionnements nouveaux, basés sur la spontanéité collective et la bonne volonté de chacun. Qui n’a jamais été sur la ZAD n’a pas vu l’intérêt de la bonne humeur et la joie de faire que partagent des centaines de personnes qui montent un hangar ou une scène de danse en un temps record, sans prise de tête et sans discours intellectualisant inutiles. Il ne s’agit pas ici d’idéaliser une mouvance perdue dans ses incohérences (migrants et anticapitalisme, islam et droit des « minorités sexuelles », virilisme et émeute), et gangrénée par tout un tas de marginaux et de débiles, mais bien de comprendre que d’un point de vue méthodologique il y a des choses à apprendre/reprendre, et surtout l’utilisation de techniques de luttes.