Alors même que l’idée communautaire constitue bien souvent le cœur névralgique de nos réflexions, à mesure que le système réduit les derniers espaces de liberté où nous pouvons encore nous glisser, penchons-nous à présent sur une expérience communautaire oubliée, celle des clairières libertaires.

Si les tentatives de communautés libertaires furent très nombreuses au XIXème siècle, celles-ci semblent particulièrement intéressantes dans la mesure où certains principes d’organisation peuvent nous servir de source d’inspiration pour bâtir nos propres communautés enracinées en milieu rural. On peut d’ailleurs y observer une certaine similitude sociologique et politique avec nous-mêmes, c’est-à-dire des individus bien formés politiquement, et surtout conscients de leur rôle politique et de la nécessité de faire sécession d’avec la société industrielle.

Au tournant du XIXème et du XXème siècle émerge un courant politique et social dit de l’anarchisme individualiste. Considérant que plutôt que de rêver au grand soir, la révolution doit commencer par un combat contre soi-même, les anarchistes individualistes préfèrent combattre l’ennemi qui est en eux.

Inspirés, entre autres, par les expériences du phalanstère de Pierre Fourier et du familistère de Godin, ces anarchistes libertaires réfléchissent à une forme de cohabitation en dehors de la société, au plus près de la nature, selon leurs idéaux de liberté et d’égalité.

Les débuts sont balbutiants. Au départ, les anarchistes se regroupent souvent par affinité, et ensuite parfois par tirage au sort lorsque les demandes sont trop nombreuses. Dans la mesure du possible, ils essaient de rassembler des représentants de corps de métiers divers et variés, afin que chacun puisse être utile à la communauté et empêcher tout esprit de corporatisme. Ainsi, un seul représentant de chaque corps de métier suffit, nul besoin d’avoir plusieurs cordonniers alors qu’il n’y a aucun menuisier par exemple.

Ces libertaires installent leurs colonies à la campagne pour s’affranchir de la société industrielle, du salariat et se nourrir uniquement de ce qu’ils trouvent dans la nature. Ils s’astreignent à une discipline stricte, ne consommant plus ni alcool, ni tabac, ni sucre et dans certaines clairières, petit-à-petit renoncent à manger tout produit d’origine animale.

Par ailleurs, ils critiquent fortement la classe ouvrière qu’ils considèrent comme abrutie par l’alcool, confortant ainsi son propre asservissement. Les piliers de ces communautés sont des rapports sociaux antiautoritaires, une soustraction aux rapports économiques du capitalisme et une grande liberté individuelle.

Les premières habitations y sont fort sommaires, faites de terre, d’écorces et de branchages. Les anarchistes s’y nourrissent de plantes, de racines et de champignons principalement. Venus de la ville, ils prennent contact avec des anarchistes locaux, pour la reconnaissance des terrains où s’installer et auprès desquels ils apprennent à vivre en harmonie avec la nature. Au fur et à mesure de l’expansion des colonies anarchistes, ils construisent des abris plus solides grâce aux dons de philanthropes.

Puis, étables, ateliers, clapiers, poulaillers viennent compléter les colonies, donnant à celles-ci un aspect tout-à-fait correct.

Vers la fin de l’expérience, on y construira même des bâtiments en dur. La végétation et l’eau y sont abondantes, les clairières sont assez isolées des villages alentours.

Peu à peu, de nouveaux anarchistes viennent grossir leurs rangs. Certains n’y sont que de passage, quand d’autres entreprennent de s’y établir durablement. On rapporte même que Lénine vint exprès à vélo depuis Paris visiter la clairière de Vaux en 1903.

Deux colonies-phares vont émerger : celle de Vaux dans l’Aisne, autour de Georges Butaud, et celle d’Aiglemont dans l’Ardenne, menée par Fortuné Henry.

Les anarchistes vont rapidement se déchirer sur l’organisation sociale à adopter. Doit-on accepter quiconque voudrait se joindre à la communauté ou doit-on plutôt limiter le nombre de ses membres ? Doit-on élire des délégués pour gérer les affaires courantes de la colonie ou chacun doit-il participer à l’administration de la colonie de façon égalitaire pour le bien de tous ?

Le charisme de leurs fondateurs et leurs tentations autoritaires finiront par avoir raison des colonies libertaires. Néanmoins, bien qu’ayant finalement échoué, les clairières libertaires, en tant que corps politique expérimental, ont laissé leur trace dans la pensée anarchiste et ont peut-être inspiré nombre d’expériences autogestionnaires dans le monde entier, que ce soit lors des luttes au Larzac ou à la ZÀD de Notre-Dame-des-Landes, ou encore au Chiapas avec l’EZLN, pour ne prendre que des exemples contemporains.

Maintenant, quelles leçons pouvons-nous tirer de l’expérience des clairières libertaires ?

– Sobriété : savoir se contenter de ce qu’on trouve dans la nature, d’où l’importance de bien choisir son coin. Savoir composer avec ce qu’on a sous la main, et s’en satisfaire.

– Sécession : savoir se couper autant que possible de la société contemporaine, compter sur ses propres moyens, ne rien attendre de personne.

– Discipline : savoir être son propre maître tout en œuvrant au plus grand bien de la communauté.

Enfin, force est de constater que ces expériences communautaires aboutissent toujours à un échec, soit ud fait de l’autoritarisme de certains, soit du fait de dissensions internes. Il est impossible de trouver une réponse pour se positionner par rapport au reste du monde : nous ne pouvons pas vivre coupés du monde, quand bien même nous le voudrions. Cette tentation communautaire ne peut donc aboutir. Aussi, la seule réponse qu’il nous reste, bien qu’imparfaite, est donc politique : elle passe par la création d’un ordre à même d’organiser la Cité.

Pour aller plus loin :

https://www.aiglemont.fr/la-colonie-anarchiste/?fbclid=IwAR0CG-026_QM-OIwwRHwmGeLWqJN98YuDnH1BOZrEwfrZD0aBrVuXv7hPCI

https://www.b-a-m.org/2020/04/les-clairieres-libertaires-une-vie-communautaire-danarchiste-en-1900/?fbclid=IwAR3OcRP5VxtzkYB-_NJPYl4x1oqSY0TKkymyHzKmWXgytGQ_53dvrgCX0mg

https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Clairi%C3%A8re_de_Vaux?fbclid=IwAR3mTdu7yFMjY1KkeEsCEhtyQpzFooxu-paQCcMGi1sXfTx2llBC5b45rbM

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/lsd-la-serie-documentaire/les-clairieres-libertaires-une-vie-communautaire-d-anarchiste-en-1900-8293808?fbclid=IwAR3UOmR-0qGMoZIO_pSPZ5CY_skdNaIeZ5nl4F3lfcIHK9_5_9HTwld1JBE

https://www.courrier-picard.fr/art/85388/article/2018-01-21/pres-de-chateau-thierry-une-clairiere-nommee-libertaire/node/19783?fbclid=IwAR2G_PWyh1g5V0ssLpxmgh5NVEU6IX2kxpvoviCE8IPNrQIU4Ne1xYNQi9I