Cela n’aura probablement échappé à personne, mais les récents épisodes de confinement ont fait exploser un phénomène : la délation. Dans certaines agglomérations, les appels des zélés délateurs représentent parfois jusqu’à 70 % des appels au 17. Ce phénomène n’est même plus circonscrit aux grandes métropoles et zones à faible densité de population, puisque l’on m’expliquait voilà quelque temps que dans mon petit village de 500 habitants de l’Ouest de la France, le téléphone de la mairie, d’ordinaire peu dérangé, croulait sous les appels de courageux citoyens désireux de balancer leurs voisins, de façon anonyme bien évidemment, car quand il s’agit d’assumer, il n’y a déjà plus personne.

Depuis quelques décennies, on observe que le progrès technologique est de plus en plus souvent mis au service de la surveillance généralisée de la population, y compris parfois par le biais d’entreprises privées sous-traitantes des autorités (les fameux radars privés pour contrôler la vitesse et le stationnement). Caméras, radars, alarmes, la réalité n’aura bientôt plus grand-chose à envier aux films d’anticipation. Certains n’ont même pas besoin de ça pour s’attirer des ennuis, puisqu’ils se sont faits pincer à cause de contenus qu’ils avaient innocemment partagé sur les réseaux sociaux : c’est l’auto-délation.

Néanmoins, s’il nous faut être vigilants et toujours plus inventifs pour déjouer ces atteintes manifestes aux libertés individuelles, il est inquiétant de constater qu’un nombre croissant de nos concitoyens, loin de s’opposer à cette surveillance généralisée, y participent eux-mêmes volontiers en dénonçant leurs voisins. La France, pays latin, où règne depuis longtemps une certaine défiance envers l’autorité de l’État, et où la délation a toujours été l’affaire d’une minorité d’individus, se mue progressivement en une société du soupçon, à l’instar des pays de tradition protestante comme l’Allemagne, les pays scandinaves, ou la Suisse, alémanique en particulier, où la délation passe pour être le sport national et est depuis longtemps ancrée dans les mœurs. On pourra ici rappeler le mot de Luther : « Ordnung muss sein unter den Leuten ! » (l’ordre doit régner parmi les gens). Et pour ce faire, tous les moyens sont bons, surtout les pires !Ainsi, certains pays, au moment de réduire leurs budgets de police, comme la Corée du Sud à la fin du vingtième siècle, ont mis en place un système de délation permettant de récompenser les honnêtes citoyens qui balancent des individus ou des entreprises contrevenant à la loi. Ainsi, le citoyen qui a constaté une infraction appelle la police et demande s’il reste ce mois-ci du budget pour les délations, et si la réponse est favorable, alors il dénonce la situation dont il a été témoin, et se voit gratifié par la police selon un barème préétabli.

Si la délation a de tous temps été encouragée par les régimes totalitaires et dictatoriaux, la Chine populaire nous l’a encore montré au début de l’épidémie à Wuhan, désormais, dans des pays considérés par le commun des mortels comme démocratiques, comme la Nouvelle-Zélande (paradant chaque année en tête des classements des pays les plus démocratiques, les plus respectueux des droits de l’Homme, les plus égalitaires et les moins corrompus) ou l’Irlande du Nord, les autorités ont profité de la pandémie pour lancer un site Internet sur lequel les citoyens seraient invités à dénoncer les comportements déviants. Victimes de leur succès, ces sites ont planté à peine quelques heures après leur mise en service…Ce phénomène d’augmentation de la délation est évidemment à mettre en perspective avec l’individualisme ambiant. L’homme déraciné, enfermé dans son petit confort, ne se gêne même plus pour dénoncer son enfoiré de voisin qui ne respecte pas telle ou telle règle. Il s’en fout. Il n’y a plus aucun discernement, c’est mécanique, plus aucun sentiment d’appartenance, on ne connaît même plus ses voisins, alors qu’est-ce que ça nous coûte de les dénoncer ? Ça va peut-être les faire chier de se prendre une amende, mais au fond, c’est pour le bien de tous, non ? Si l’on peut encore s’interroger sur les motivations de ces délateurs, rancune, jalousie, dès lors que les autorités mettront en place un système de rémunération ou de récompense des délateurs, les motivations seront toutes trouvées. Le pire étant que certains le font pleins de bonnes intentions.

Diviser pour mieux régner. Monter les gens les uns contre les autres. Faire peser sur chacun cette épée de Damoclès de la délation, qui peut se retourner contre nous à tout moment. Voilà le but de ces manœuvres : faire régner un climat de peur, de soupçon, car il est plus facile de diriger des gens qui ont peur. Faire en sorte que l’homme soit un loup pour l’homme, pour reprendre le mot de Hobbes.

L’appartenance communautaire apporte une réponse intéressante à ce fléau : refuser l’individualisme, se serrer les coudes contre un ennemi commun : le système. Il incombe donc logiquement à tout un chacun de décourager ce genre de pratiques et de les condamner, sans oublier d’être vigilant pour voir si les autorités mettent en place un système de délation en ligne. Régler ses problèmes soi-même, comme un grand, sans céder à la délation, apanage des lâches, voilà encore la meilleure solution.